Nous savons un peu mieux maintenant ce que veut dire le mot cœur dans l’évangile de saint Luc. Mais il y a encore cette dimension du souvenir et de la mémoire que nous devons mettre en lumière puisque ces deux versets de saint Luc qui concerne le cœur de Marie, sont justement ces refrains du souvenir, ils concernent l’activité de la mémoire. Garder fidèlement dans son cœur les choses qui concernent son fils c’est, pour Marie, les garder fidèlement dans sa mémoire. Le cœur, c’est aussi le lieu de la mémoire. C’est particulièrement frappant pour le verset Luc 2,51 – le dernier de ceux que nous avons cités. Il suit immédiatement le verset où il est dit que Marie et Joseph ne comprirent pas la parole que Jésus venait de leur dire. C’est quand Jésus retrouvé au temple dit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne savez-vous pas que je dois être chez mon Père ? » (Luc 2,49) ; et il est dit que Joseph et Marie ne comprennent pas cette parole. Et juste après, on dit que Marie dépose cette parole dans son cœur. Donc, Marie ne comprend pas mais elle dépose la parole qu’elle ne comprend pas dans sa mémoire pour le jour où elle comprendra, car elle est sûre qu’un jour cette parole encore mystérieuse s’éclairera. Croire en Dieu, ce n’est pas seulement croire en un certain nombre de vérités qu’il révèle, mais pour Luc c’est essentiellement croire en un Dieu qui conduit notre histoire. Quelqu’un qui fait de notre histoire une histoire de salut : donc une dimension temps, dans la foi. Il y a des choses incompréhensibles parce que mon histoire, je ne la comprendrai totalement que lorsqu’elle sera tout à fait finie. Ce n’est qu’au moment de notre mort, quand nous arriverons près du Bon Dieu, le Seigneur nous fera contempler notre propre histoire, nous la reverrons et tout ce que, ici-bas, nous apparaît en mille morceaux, eh bien, à ce moment-là, nous verrons le sens et l’unité mystérieuse de tout cela. Mais nous ne comprendrons pleinement l’unité de notre vie qu’au moment de notre mort et de notre résurrection. Donc croire, c’est cheminer avec Dieu, c’est avancer avec Dieu vers un sens qui ne se dévoilera tout à fait qu’au bout.
Et pour la Vierge, c’est comme cela aussi. La foi a un caractère historique et progressif ; on ne comprend que petit à petit. Ce n’est que petit à petit que le sens divin des événements s’éclaire et pour la Vierge, cela a été comme cela : nous le voyons bien par les choses que nous enseigne ce verset. Il faut donc garder dans son cœur et dans sa mémoire les événements que l’on ne comprend pas encore en se disant, avec confiance : un jour Dieu m’en découvrira le sens. Il faut les garder dans son cœur comme la Vierge en se disant pour le moment je ne comprends pas, mais un jour Dieu me découvrira le sens de tout cela. Marie a vécu une telle vie de foi avec ses aspects d’obscurité, de patience, de lumière progressive et c’est cela que veut nous enseigner ce petit verset. Et pour ce passage de l’Évangile de Jésus perdu et retrouvé au Temple, eh bien ce n’est finalement qu’avec la passion et la résurrection que Marie comprendra le sens de ce petit épisode de Jésus perdu et retrouvé à l’âge de 12 ans. Alors, Marie comprendra qu’il s’agissait en fait d’un événement prophétique qui annonçait la passion et la résurrection. Les trois jours de recherche de Marie et Joseph annoncent les trois jours qui précèdent la résurrection et où, dans l’angoisse et la peine, toute l’Église cherchera, sans le trouver, son bien-aimé ; et on retrouve finalement Jésus chez son Père : c’est l’annonce de la résurrection. La résurrection, c’est, pour Jésus, retourner au Père ; la résurrection pour Jésus, c’est le passage au Père et c’est l’entrée dans sa véritable demeure : « Ne saviez-vous pas que je dois être chez mon Père ? » (Luc 2,49). Et de la même manière que Jésus dit à Marie et Joseph : « Pourquoi me cherchiez-vous ? », on dit aux femmes quand elle arrivent au tombeau : « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts Celui qui est vivant ? » (Luc 24,5). Où faut-il chercher Jésus ? Pas dans un tombeau mais chez son Père.
Mais il aura fallu que Marie porte cela pendant trente ans avant d’en comprendre définitivement le sens. Croire en Dieu et en Jésus implique donc toute une activité de la mémoire et le cœur de Marie, c’est un cœur qui se souvient des paroles et des mystères de Jésus qui les médite et les contemple sans cesse, qui les compare. Elle les tient là en réserve pourrait-on dire, pour un éclairage toujours plus grand, toujours plus beau, que Dieu ne manquera pas de lui donner. Comme nous aussi, quand nous faisons mémoire des événements de notre vie, nous les maintenons là en réserve pour un éclairage toujours plus grand, toujours plus beau, jusqu’à notre mort. Ce souvenir est vraiment essentiel à la foi de l’Église et saint Luc nous le montre de la façon la plus claire dans le dernier chapitre de son Évangile où il décrit ce qu’est la foi en Jésus ressuscité. Au moment de la résurrection, c’est la rencontre décisive de Jésus et de son Église, les rencontres avec le Ressuscité. Et l’on voit que la mémoire y est vraiment centrale. Et en nous présentant Marie comme le modèle de la mémoire chrétienne, saint Luc nous suggère qu’elle est vraiment le type de l’Église croyante.