Ignace de Loyola : un récit
La vie de saint Ignace de Loyola par Carlos Saenz de Tejada (1897 – 1958) | © Jesuit Institute, London
Les grandes étapes de la vie d’Ignace
Quand Iñigo naît à Loyola en 1491, l’Europe est à la veille du double bouleversement qui va la faire passer définitivement du Moyen-Âge à la Renaissance. Vers l’extérieur, c’est la découverte, par l’ouest et par l’est, de nouveaux mondes : l’Amérique (1492), le Yucatan (1517), le Mexique (1519), les côtes des U.S.A. (1528), le Canada (1534) ; mais aussi Malacca (1509) et la Chine (1514). À l’intérieur, c’est la déchirure de la Réforme protestante : Calvin naît en 1509, Luther rompt avec Rome en 1520, la Confession d’Augsbourg date de 1530, le schisme d’Henri VIII s’opère en 1531 ; puis c’est le concile de Trente (1547-1563) et la paix d’Augsbourg (1555).
Pendant ce temps, l’hégémonie turque s’affirme en Méditerranée et menace l’Europe centrale. Les Pontifes romains se succèdent, dans le faste d’une cour qui se sait la clé de voûte de l’équilibre politique en Europe : Alexandre VI (1522), Clément VII (1523), Paul III (1534), Jules III (1550), Marcel II et Paul IV (1555). Un seul monarque pourtant domine toute la scène : Charles-Quint, roi d’Espagne (1516), empereur d’Allemagne (1519) et du Nouveau Monde, qui abdiquera en 1555, l’année précédant la mort d’Ignace.
Iñigo, cadet de huit fils parmi treize enfants, a suivi la carrière ordinaire des gens de sa condition : il est page à Arevalo en 1506, à la cour du Trésorier général du Royaume de Castille ; puis, en 1517, il est gentilhomme dans la suite de son parent, le duc de Najera, vice-roi de Navarre. Tout enfant, il avait reçu la tonsure ecclésiastique, ce qui semblait le destiner à un bénéfice. En tout cas, cela lui permettra de renvoyer dos à dos, en 1515, la juridiction civile et le tribunal ecclésiastique ; on l’accusait en effet de « crimes énormes, perpétrés de nuit, avec préméditation et par guet-apens et traîtrise… », dans la petite bourgade d’Azpeitia, près du château familial. De cette époque, Camara dira très sobrement que « jusqu’à cet âge, il s’adonna aux vanités du monde, se plaisant particulièrement au métier des armes, dans un grand et vain désir d’y gagner un nom ».
« C’est ainsi qu’il se trouva un jour dans une forteresse assiégée par les Français ». C’est Pampelune, le lundi de Pentecôte 1521. Iñigo, qui avait persuadé à la garnison de résister, malgré la reddition de la ville, fut très rapidement atteint aux jambes par une bombarde, ce qui mit fin au combat.
Transporté chez lui en litière par un adversaire chevaleresque, le blessé doit subir une seconde « boucherie » : on recasse la jambe mal rajustée, dans l’espoir de le guérir. Mais il va plus mal et on le considère comme perdu. La nuit qui devait lui être fatale, celle de la Saint Pierre et Paul, « Notre Seigneur permit qu’il commencât à se trouver mieux ». De fait, la jambe se remet, mais l’os demeure proéminent ; alors Ignace, pour corriger sa disgrâce, s’impose un nouveau martyre. La convalescence sera longue, et elle constituera en fait sa guérison spirituelle.
Car pour s’occuper, Ignace lit et rêve. N’ayant à sa disposition que des livres pieux, il se laisse gagner, par moments, à considérer les exploits de saints et d’autres choses bonnes et difficiles, et à songer qu’il devrait aussi les réaliser : « Saint Dominique a fait ceci, donc, je dois le faire ; saint François a fait cela, donc, je dois le faire ». Mais à d’autres moments, des pensées mondaines l’envahissent, et il imagine ce qu’il pourrait faire au service d’une certaine dame, qui était d’un rang bien supérieur au sien. Et cependant, la « succession » de ces pensées comporte une différence :
« Il y avait pourtant cette différence : à penser aux choses du monde, il prenait grand plaisir, mais lorsque, par lassitude, il les laissait, il restait sec et mécontent ; au contraire, à la pensée de se rendre nu-pieds à Jérusalem, de ne manger que des herbes et de se livrer à toutes les autres austérités qu’il voyait pratiquées par les saints, non seulement il trouvait de la consolation sur le moment, mais il restait content et joyeux après l’avoir abandonnée… (Lorsqu’)il commença à s’étonner de cette diversité, (il) se mit à y réfléchir. Son expérience l’amena à voir que certaines pensées le laissaient triste, d’autres, joyeux, et peu à peu il en vint à se rendre compte de la diversité des esprits dont il était agité, l’esprit du démon et l’esprit de Dieu ».
Alors le futur Ignace se décide à faire pénitence et à entreprendre le voyage à Jérusalem. Il met en ordre ses affaires, quitte les siens et part en pèlerin, pour Aranzazu (non loin de Loyola), puis vers Montserrat.
Chemin faisant, il rencontre un Maure qui conteste la virginité de Notre-Dame. Pour en venger l’honneur, Ignace se demande s’il ne doit pas poursuivre son compagnon et « lui donner quelques bons coups de poignard pour ce qu’il avait dit ». Ne sachant quel parti prendre, il laisse à sa mule le soin de choisir la route et… « Notre Seigneur voulut que la mule suivît la grand-route et non le chemin du village » où comptait s’arrêter le Maure.
À Montserrat, Ignace fait une confession générale qui dure trois jours ; il se dépouille aussi de ses vêtements et revêt la toile grossière des pèlerins. Il passe la nuit en prière, « tantôt debout, tantôt à genoux, devant l’autel de Notre-Dame ». Au matin du 25 mars 1522, laissant son épée, son poignard et sa mule, Ignace se dirige vers Manrèse où il sera retenu dix mois, sans doute par l’attente de l’arrivée à Rome du nouveau Pape (Adrien VI) dont il désire recevoir la bénédiction pour son voyage vers Jérusalem.
Chemin faisant, il rencontre un Maure qui conteste la virginité de Notre-Dame. Pour en venger l’honneur, Ignace se demande s’il ne doit pas poursuivre son compagnon et « lui donner quelques bons coups de poignard pour ce qu’il avait dit ». Ne sachant quel parti prendre, il laisse à sa mule le soin de choisir la route et… « Notre Seigneur voulut que la mule suivît la grand-route et non le chemin du village » où comptait s’arrêter le Maure.
Le séjour à Manrèse, qu’Ignace appellera son « Église primitive », est un temps d’oraison et de pénitence intenses : combats spirituels, tentations, instabilité de l’âme, dégoûts et allégresses, scrupules et apaisements se succèdent en lui. « À cette époque, Dieu le traitait exactement comme un maître d’école traite un enfant : il l’instruisait ». Ignace consigne les principes qui lui permettent de progresser : c’est la genèse du petit livre des Exercices spirituels. Toute la spiritualité ignatienne se forme déjà : dévotion pour la sainte Trinité et pour Notre-Dame, sens de l’Église et de ses mystères, joie à reconnaître Dieu comme Créateur et Sauveur, assurance en la Présence eucharistique, lumières sur l’humanité de Jésus ; déjà se découvre le lien très intime des choses de l’ordre spirituel avec celles de l’activité profane, et l’équilibre de la contemplation et de l’apostolat.
Le pèlerinage à Jérusalem a lieu dans la même ferveur. Désirant mettre « sa confiance, son affection et son espérance » en Dieu seul, Ignace s’embarque dans la plus extrême pauvreté, de Barcelone à Gênes, de Venise à Jaffa. Et Dieu pourvoit. La consolation du Pèlerin, comme il s’appelle tout au long, à voir la Ville Sainte et à visiter les Lieux où passa Notre Seigneur ne s’épuise pas.
Son ferme propos est de rester à Jérusalem, pour suivre son inclination et pour « aider les âmes ». Mais le Provincial des Franciscains le lui défend, par l’autorité qu’il avait reçue du Siège apostolique. Comprenant aussitôt que c’est la volonté de Dieu, Ignace obéit. Cependant, il retourne encore, à grands périls, au Mont des Oliviers, puis à Betphagé, pour « voir de quel côté était (imprimé) le pied droit et de quel côté le gauche, dans (la) pierre de laquelle Notre Seigneur monta aux cieux ». Une fidélité au réel de l’Ascension qui ne se démentira jamais.
De retour à Venise, Ignace rentre continuellement en lui-même, pour se demander : Quid agendum ? Se sentant incliné à étudier quelque temps pour pouvoir « aider les âmes », il décide d’aller à Barcelone. Il a trente ans.
Ses études en Espagne dureront trois ans (Barcelone, Alcala, Salamanque) ; puis des démêlés avec l’Inquisition (procès, emprisonnements) le décideront à partir pour Paris, où il étudiera encore six ans. Le souci d’« aider les âmes » le conduira donc progressivement au sacerdoce, lui et les Compagnons qu’il a gagnés à Dieu par le moyen des Exercices spirituels.
C’est ainsi que, le 15 août 1534, ils seront sept à faire, à Montmartre, les vœux de chasteté, de pauvreté en rapport avec l’ordination sacerdotale, et la promesse d’aller à Jérusalem s’y employer aux œuvres apostoliques. Cependant, si l’occasion de s’embarquer à Venise ne leur était pas donnée au bout d’un an (ou si permission ne leur était pas faite de demeure en Terre Sainte), ils seraient délivrés du vœu de Jérusalem et iraient se présenter au Vicaire du Christ, « afin d’être employés là où celui-ci jugerait que cela contribuerait davantage à la gloire de Dieu et au bien des âmes ».
Entretemps, Ignace, rentré au pays pour régler les affaires de ses compagnons et se raffermir la santé, habite comme toujours à l’hôpital, mendie sa subsistance, enseigne le catéchisme aux petits enfants et, pour « se rendre utile aux âmes », prêche et s’efforce de réprimer les abus sociaux et moraux.
Puis, de Valence à Gênes, il regagne Venise, en 1536, où il se consacre « à donner les Exercices et à d’autres conversations spirituelles ». Les compagnons le rejoignent et se mettent à prêcher dans tous les environs. Le 24 juin 1537, ceux des compagnons qui ne sont pas encore prêtres (dont Ignace) reçoivent l’ordination sacerdotale, « tous faisant vœu de chasteté et de pauvreté ». Mais Ignace attendra encore un an et demi pour dire, le 25 décembre 1538, sa première Messe, en la Basilique Sainte Marie-Majeure de Rome, à cause des reliques de la Crèche qui s’y trouveraient.
Ainsi s’interrompt le Récit du Pèlerin et s’achève le pèlerinage. Restent, dit encore le texte, quelques notes sur la composition des Exercices et des Constitutions, une protestation d’Ignace sur sa simplicité d’intention, des indications sur ses visions nombreuses, consignées dans d’autres écrits (le Journal ?), et, finalement, le refus de montrer « tous ces papiers sur les Constitutions ».
Qu’il suffise de remarquer comment le Récit du Pèlerin s’efface devant d’autres écritures dont le secret demeure pour l’instant scellé. Cependant, l’histoire d’Ignace et des Compagnons s’est poursuivie (« Maître Nadal pourra vous raconter le reste ») sur une nouvelle question : comment leur union sera-t-elle compatible avec la dispersion qu’impose le service de l’Église universelle, représentée par son Chef ? La Délibération de 1539 qui examine cette question durera près de trois mois. Après tant de prière et de réflexion, les compagnons arrivent à cette certitude, « non à la majorité des voix, mais à l’unité absolue : il était pour nous très préférable et très nécessaire de rendre obéissance à l’un d’entre nous ». Ignace est chargé de rédiger une Formule de l’Institut qui sera présentée au Pape. Et en 1540, le Pape Paul III signe la Bulle d’approbation de ce que l’on appellera désormais « la Compagnie de Jésus ».
Le 9 avril 1541, Ignace est élu premier « Préposé Général » de la Compagnie ; il refuse jusqu’au 20, imposant à ses compagnons un nouveau temps de prière et de réflexion. Enfin le 22, les compagnons font après lui profession solennelle de pauvreté, de chasteté et d’obéissance perpétuelle, à Saint Paul hors les murs. Ignace ne quittera plus Rome, passant les quinze dernières années de sa vie à organiser l’ordre naissant. Il rédige les Constitutions, en les soumettant point par point dans la prière, à la confirmation de la Sainte Trinité, ainsi que nous le rapporte son Journal spirituel. Il gouverne la Compagnie, se dévoue en personne auprès des pauvres, entretient une correspondance énorme avec les siens comme avec les plus grands de ce monde.
Le 30 juillet 1556, après s’être, comme tous les jours, entretenu des affaires de la Compagnie, Ignace, qui connaît les progrès de son mal, prie son secrétaire de demander au Pape la bénédiction des agonisants. Mais le médecin n’est pas inquiet – il y a beaucoup de malades plus gravement atteints, dans la maison – et le courrier doit partir. Ignace s’en remet au jugement de son compagnon et reste seul. Vers minuit, le frère qui habite la chambre voisine de la sienne l’entend gémir : « Mon Dieu ». C’est le dernier mot connu d’Ignace, son balbutiement à la vie éternelle. Le matin, il est entré en agonie. Quand Polanco, le secrétaire, revient avec la bénédiction du Pape, Ignace s’est endormi, sans bénédiction ni sacrements, « le plus communément du monde », dira la circulaire. Mais déjà plus de mille compagnons qui s’étaient portés avec lui « au service du Roi éternel » sont répartis partout dans le monde, sous l’autorité du « Souverain Vicaire du Christ ».