Mère Gonzague : une histoire
Nous savons bien peu de choses de la carrière d’Antoinette Cornet. Ses parents, François-Joseph Cornet et Antoinette D’Espineto se marient le 19 mai 1819 à Erpion, près de Walcourt, qui doit être la paroisse de la mère. Le 20 mai 1820 naît notre Antoinette, à trois heures du matin, à Walcourt, province de Namur. Elle aura deux ou trois frères et une sœur en vie, sans compter l’un ou l’autre décès. Son père est boucher, sa mère, ménagère. Dans la Notice chronologique dont nous reparlerons encore, on nous dit, dès la première page, dans une longue note:
Vers l’an 1833, après la suppression de l’Abbaye de Nivelles, quelques Dames Béguines en vinrent pour fonder la Maison d’Alsemberg. Celle-ci eut pour première supérieure la Mère Thérèse, née à Binche en 1791. Cependant, dès les premières années, une branche se détacha de la jeune et nouvelle Communauté et fonda à son tour la Congrégation des Sœurs du S. C. de Marie à Virginal en Brabant.
En 1838, la Sœur Gonzague après avoir achevé son éducation à Pesche, entra à Alsemberg comme novice à l’âge de 18 ans. Elle y vécut durant vingt ans, occupée, d’abord à sa propre formation, puis dans la charge de maîtresse au Pensionnat et enfin, dans celle bien délicate de maîtresse des Novices. Dans sa vie spirituelle elle fut dirigée par les R.R. P.P. van Caloen et Desombiau (sic) de la Compagnie de Jésus ; ceux-ci étaient d’ailleurs les prédicateurs et confesseurs habituels de la Maison. Malheureusement, Alsemberg manquait encore toujours d’une organisation définitive. Les règles, composées de quelques fragments de celles des Sœurs de Notre-Dame, n’avaient jamais reçu d’approbation ecclésiastique. Aussi, sur le conseil de sages directeurs spirituels, Sœur Gonzague pria humblement, mais avec instance, Son Éminence le Cardinal Sterckx, archevêque de Malines, de pouvoir se retirer dans une affiliation ou d’entrer dans quelque autre couvent bien fervent. Cette démarche aboutit à la fondation (en 1859) de la Maison de La Hulpe, berceau de notre future Congrégation. En 1863 décéda la Mère Thérèse, fondatrice d’Alsemberg. Et comme nous lisons dans le texte ci-dessus, la Sœur Gonzague refusa la charge de Supérieure Générale. La même année, Son Éminence le Cardinal archevêque décida que La Hulpe serait maison indépendante d’Alsemberg, ainsi que Waterloo, autre affiliation qui avait été fondée avant 1859. Une dizaine de Religieuses se maintinrent dans la Maison d’Alsemberg jusque vers 1871 ; à cette époque, celles-ci vendirent la propriété et se fixèrent définitivement à Hannut, dans la province de Liège.
Voilà donc résumées en peu de mots toute la jeunesse et même la maturité religieuse de Mère (avant sa mort, on disait toujours Sœur) Gonzague. Ces lignes appelleraient quelques commentaires. Nous savons encore, par nos maigres archives, que Sœur Gonzague, qui fit à Alsemberg sa première profession religieuse le 4 septembre 1841, et sa profession perpétuelle, le 7 septembre 1842, est élue, le 26 mai 1863, première supérieure du petit couvent de La Hulpe – elle sera réélue jusqu’à sa mort –, où l’on a vécu dans des conditions très sobres. Mais poursuivons notre lecture.
Si l’on veut se faire une idée du courage qu’il fallut à ces quatre faibles femmes pour accepter la vie telle qu’elle s’offrait à elles, il suffit de relire la note suivante trouvée parmi les écrits de la Sœur Gonzague.
“Nous partîmes d’Alsemberg le 6 septembre 1859 après le dîner, et arrivâmes à La Hulpe vers le soir, dans une maison sans pain, sans feu, sans lumière, n’ayant pour lit que deux paillasses et une couverture. Le reste de l’ameublement était à l’avènement (corr: avenant)… Et pourtant, ajoute la Mère Gonzague, malgré les privations que nous prévoyions encore, nous étions bien joyeuses !… L’hiver fut rigoureux, et les ressources absolument insuffisantes.
Nous faisions du feu avec des cendres que le directeur de la papeterie nous permettait de chercher, aussi l’air était glacé et humide et nous étions parfois bien aises d’être obligées d’aller, pour les affaires, dans l’une ou l’autre maison où, pendant quelques minutes nous pouvions respirer un air moins froid et moins humide. La nourriture était des plus ordinaires.
Nous ne vivions pour ainsi dire que de carottes et de navets que de braves gens nous donnaient et de pommes de terre si mauvaises qu’on ne pouvait les peler qu’après leur cuisson”.
Voici à présent le récit de deux compagnes survivantes de Mère Gonzague à La Hulpe : la Sœur Marie-Albertine et la Sœur Marie-Victoire. Il est vrai qu’elles n’entrèrent au Couvent que quelques années plus tard, la première en 1863, la deuxième en 1865. Leur récit, cependant est si conforme aux notes de la dite Mère Gonzague, qu’il ne fait que les confirmer davantage. “Dès les premiers jours, les enfants affluaient et bientôt elles furent très nombreuses. Les Sœurs avaient le droit de réclamer une légère rétribution aux élèves dont les parents étaient aisés; les pauvres devaient être reçues gratuitement. Mais, sur le nombre toujours croissant, vingt seulement étaient reconnues non indigentes. Or, les Sœurs devaient vivre du produit de leur enseignement, car la Maison-Mère d’Alsemberg ne pouvait intervenir en rien dans l’entretien de ses Sœurs missionnaires.
En 1860, dit encore la Mère Gonzague, nous recevions 400 frs de subside par an pour deux classes et nous devions pour cela fournir le local, le feu et les récompenses données comme prix à la fin de l’année scolaire. De plus, nous devions subvenir à notre propre entretien. Nos deux premières pensionnaires payaient en tout 300 frs ; les externes payantes produisaient un total de douze francs par mois”.
Mais retournons en 1859…
– “Le lendemain de notre arrivée, le 7 septembre, la quatrième Sœur conduite par la Mère Supérieure d’Alsemberg arriva se joindre à nous. Avant le départ de Mère Thérèse nous nous rendîmes dans le chœur de l’église et là, au pied du Tabernacle où reposait le Très Saint Sacrement, nous prononçâmes, non sans émotion, un acte de consécration, par lequel nous établîmes comme notre seule Supérieure la Très sainte Vierge Marie”.
(…) “Nos deux premières pensionnaires, dit encore Mère Gonzague, partageaient notre indigence”. – Elles rapportaient de leurs promenades des morceaux de bois sec ou de houille ramassés discrètement. Elles se faisaient en toutes choses aussi économes que nous, dans l’espoir qu’elles caressaient avec nous d’habiter un jour un beau couvent avec une chapelle possédant le très Saint Sacrement.
“Par économie nous prenions (c’est toujours la Mère Générale qui parle) du lait battu cru que des fermiers nous donnaient, au lieu de café, et nous nous contentions de ne manger du pain qu’au déjeûner et au goûter ; nous y mettions du fromage blanc en place de beurre. Plus tard, quand nos moyens nous le permirent nous achetâmes toutes les semaines une demi-dépouille de vache (1/2 tête, 1 poumon, 1/2 foie, 1/2 cœur) pour 2F50. C’était la provision pour huit jours. Aux jours de fêtes solennelles, ajoute la Mère Gonzague, nous tuions un lapin que nous avions élevé nous-mêmes : c’était un régal !
Les vêtements des Sœurs étaient à l’avenant. Le cahier de notes de la Mère nous l’apprend : “Assez longtemps nos Sœurs ont été obligées de dormir sur une paillasse étendue par terre, faute de lits et de literies. Pour célébrer la fête de Noël dans notre petit oratoire, l’église nous avait prêté quelques vieux tapis. On ne fut pas pressé pour les redemander: nous nous en sommes servies tout l’hiver en guise de couvertures. L’hiver suivant nous trouvâmes l’occasion d’acheter à Bruxelles de vieux tapis pour cinq francs. Nous les transformâmes en couvertures, et les plus légers… en jupons de dessous. C’était assez bizarre, quoique pourtant nous avions déployé le luxe de les teindre en noir. N’importe, nous les avons porté (sic) bien des années… Une Sœur confectionnait les chaussures”.
Et le mobilier ! Au parloir, une table ronde, six chaises de bois peint en noir, une armoire en bois blanc également peinte et quelques gravures pieuses, des plus humbles. Le réfectoire qui servait à la fois de salle de jeu quand le temps ne permettait pas de jouer à la cour, contenait quelques tables et quelques bancs. “Il y avait dans la maison – dit la Sœur Marie-Victoire, une chaise pour chaque Sœur. Quand on changeait de place on prenait son siège avec soi”. À la chapelle, on comptait dix chaises d’église. C’était un cadeau qui nous avait été fait par quelques amis de la maison. Le chauffage ne coûtait pas cher : la papeterie fournissait gratuitement le combustible ; il suffisait d’y envoyer chercher les cendres provenant de l’usine.
Heureusement à Alsemberg, les Sœurs avaient été formées au courage, aussi elles marchèrent, frémissant quelquefois sans doute, mais confiantes malgré tout ! La Supérieure surtout se montrait virile et savait à propos relever le moral de ses filles. Elle leur répétait sans cesse : “Mes Sœurs, faisons les affaires du Bon Dieu, et Lui fera les nôtres !”. Et ce bon Maître, voyant cela, dit : C’est bien ! Il bénit l’humble phalange ! Et le nombre des élèves croissait, croissait toujours. On ne pouvait venir à bout de la tâche. Les programmes de l’enseignement, il est vrai, n’étaient pas alors chargés comme ils le sont de nos jours : outre le texte du catéchisme et de l’histoire sainte, on apprenait aux jeunes filles à lire et à écrire la langue maternelle, à faire les quatre opérations arithmétiques pour l’usage pratique de la vie. Le reste du temps était consacré exclusivement à l’enseignement de l’ouvrage manuel qu’on regardait à juste titre comme la science la plus utile à la femme. C’était relativement peu, mais cela occupait la journée, et puis les quatre religieuses, quoique toutes animées du plus généreux dévouement, n’étaient ni l’une ni l’autre bonne ménagère.
Disons-le en passant: qu’elles étaient délicieuses l’union et la charité qui régnaient dans la “petite maison” de La Hulpe et plus tard dans le “nouveau couvent” de La Hulpe – surtout depuis qu’on y possédait le très Saint Sacrement, car depuis le 30 avril 1861 on était riche de ce Trésor!
On se soutenait mutuellement, on s’encourageait, on mettait ensemble ses petites provisions de connaissances, et malgré tout, les Sœurs vivaient heureuses et calmes, appuyées sur la promesse infaillible de Dieu qui “aux petits des oiseaux donne la pâture et dont la bonté s’étend à tout ce qu’Il a créé”.
À maintes reprises, on avait cru devoir exposer aux supérieurs le besoin d’augmenter le personnel. Mais, soit que ceux-ci ne comprissent pas la justesse de la réclamation, soit qu’ils se trouvassent dans l’impossibilité de satisfaire à la demande, deux ans se passèrent avant qu’une cinquième religieuse vint se joindre aux premières. La Sœur Augustine, dans le monde Mademoiselle Marie Verhaegen, arriva en 1861 de la maison d’Alsemberg où elle avait vécu pendant sept ans. C’était une âme généreuse, tout entière au service du Maître Jésus, comptant pour rien les plus grands sacrifices. Tout son bonheur consistait à soulager ses consœurs, et elle le prenait largement, ce bonheur, car elle était elle, ménagère économe et expérimentée. C’était, après un pénible labeur de deux ans, comme un calme après la tempête. A cette époque aussi on quitta la “petite maison” ayant fait l’acquisition d’une propriété plus grande et qu’on se décida (sic) à ouvrir un petit pensionnat.
Quand on dit “plus grande”, il ne faut pas se figurer une de ces demeures spacieuses et commodes. Cette maison-là aussi, du reste, existe encore, mais également restaurée et modifiée : à présent elle s’appelle la Brasserie Vander Elst (…)
Sur le terrain libre, derrière la maison, on se hâta d’élever un petit bâtiment comprenant: au rez-de-chaussée, d’un côté une classe; il n’y en avait qu’une dans laquelle chaque division occupait son coin avec sa maîtresse respective; et de l’autre côté une place assez vaste servant d’abord de salle de récréation aux enfants. Bientôt cependant, on y transféra leur réfectoire et celui qui avait servi en premier lieu devint un parloir ou salle de visites des parents. À l’étage, au dessus du tout, on établit le dortoir et un lavoir bien aménagé, bien hygiénique.
Et la bonne Mère Gonzague de se réjouir de ce progrès! Comme avec grand cœur elle ne cessait de répéter à ses compagnes : “Mes Sœurs, faisons les affaires du Bon Dieu et Lui fera les nôtres !”.
Le calme et le bonheur, nous l’avons vu, n’avaient cessé de régner à l’intérieur de la petite barque, malgré son indigence, malgré les travaux et les soucis. Mais hélas, tout autour, les flots s’amoncelaient…
Il faudrait ici, pour être clair, soulever le voile de la discrétion que la charité chrétienne se fait un devoir d’étendre sur les erreurs d’autrui. Alors seulement, on comprendrait toutes les angoisses et les déchirements du cœur auxquels la Mère Gonzague se trouvait en proie.
La Mère Gonzague restait au courant de ce qui se passait dans la partie de la famille religieuse habitant la maison Mère d’Alsemberg et autant qu’elle le pouvait, elle portait, seule, ce fardeau, voulant épargner à ses compagnes de La Hulpe la peine et le souci, et aux coupables la honte et le blâme qu’elles méritaient…
Il y eut des pourparlers : les Supérieurs ecclésiastiques intervinrent – on voulut ramener les choses à l’ordre… Mais le Bon Dieu avait son dessein…
Le 28 février 1863, il Lui plût de rappeler à Lui la supérieure générale d’Alsemberg, la Mère Thérèse. Son Éminence le Cardinal Sterckx, archevêque de Malines, proposa alors comme remplaçante la Sœur Gonzague, supérieure locale de La Hulpe. Celle-ci dans une lettre, vrai cri d’une âme en détresse, supplie le Cardinal de renoncer à son projet.
Son Éminence avait espéré sans doute sauver la maison d’Alsemberg. Mais Elle pesa mûrement les respectueuses objections de la Sœur Gonzague et changea de vue.
De sa pleine autorité, l’Archevêque déclara les maisons de Waterloo et de La Hulpe, jusqu’à ce jour affiliations d’Alsemberg, indépendantes de celle-ci.
Il décida que Sœur Gonzague (désormais Mère Gonzague) continuerait à exercer la charge de Supérieure de la maison de La Hulpe et lui donna le pouvoir d’accepter en son propre nom des pensionnaires et des postulantes.
Ces événements assuraient enfin la paix à la petite communauté de La Hulpe, mais ne changeaient rien à sa situation pécuniaire. Même, bientôt de nouvelles difficultés vinrent fondre sur elle à propos du partage à faire entre les trois maisons et la réduisirent une fois de plus à la plus entière pauvreté. (…)
Et cette fois encore, le Bon Dieu fut satisfait, et cette fois encore Il dut, en disant: “C’est bien”, bénir la nouvelle congrégation, car déjà une postulante était admise et on avait accepté trois pensionnaires payant chacune 100 frs par an.
Pour en savoir plus, il reste les documents en notre possession : la Notice chronologique, l’Autobiographie, les Lettres, le Questionnaire spirituel, sur lesquels nous reviendrons. On y comprend par exemple que, de toutes les Sœurs d’Alsemberg qui l’avaient suivies, une seule restera, Sœur Augustine, ce qui ne peut manquer de faire réfléchir.
Mais il y a aussi quelques photos – pour ne rien dire du corps retrouvé au fond du jardin de Malaise entre le 22 et le 29 août 1980, et peut-être, les analyses de l’écriture. Les deux spécialistes qui ont examiné l’écriture de Mère Gonzague, une bruxelloise et une allemande vivant en Italie, nous ont laissé un portrait assez riche, mais sur lequel je ne veux pas trop m’appesantir, à cause de la part de conjecture que la graphologie comporte et qui touche pour une part à la divination. Quant aux photos, à part celle que je viens de reproposer dans toutes les communautés et qui provient d’un tableau peint en pied, on peut considérer le “daguéréotype” de jeunesse ou le cliché de “la Mère Gonzague aux derniers jours de sa vie”: une femme assez grande, plutôt décidée, que la vie n’a pas épargnée, et qui continue de montrer le crucifix ou le livre des premières constitutions; parfois elle regarde au loin, parfois elle vous regarde ou semble se demander qui vous êtes.
Puis il y a l’histoire curieuse de son décès, effacé de la Notice chronologique, déclaré à la commune d’Overyssche avec un jour de décalage par rapport à nos documents, une inhumation douteuse, qui ne s’est éclairée qu’avec les fouilles de 1980, et encore.
Ressource
MÈRE GONZAGUE, UNE FEMME ROBUSTE DANS UN SIÈCLE TURBULENT
Conférence de Kristien Suenens, La Hulpe, 24 novembre 2018