S’habituer plus que jamais à cette Présence
Je suis entrée dans la vie religieuse à 16 ans et quelques, en 1965. Comment devient-on religieuse quand on n’aime pas les bonnes sœurs, comment le reste-t-on, qu’est-ce qu’on y fait, quel sens cela a-t-il d’être célibataire pour l’amour de Dieu ? J’ai suivi la filière d’une famille chrétienne ordinaire : baptême à la naissance, première communion, communion solennelle et confirmation. Et puis… tout était à recommencer. Entre 12 et 14 ans, je suis devenue moi-même. De 14 à 15 ans, je me suis demandé, tous les jours et en tous cas avec le plus grand sérieux dont on est capable à cet âge, si Dieu existe ou non – car, si Dieu existe, pensais-je, je suis pour lui. Curieuse expérience, qui va à la racine, au plus grand, au plus durable.
J’ai dû savoir très tôt que la différence la plus fondamentale n’était pas entre filles et garçons (quoique !), ni entre les plus intelligents ou les plus fortunés et les autres, mais entre ceux qui cherchent et trouvent, et ceux qui demeurent (on ne sait pourquoi) en deçà des certitudes vitales. J’ai tenu longtemps une sorte de dialogue intérieur avec Celui que je cherchais très obscurément – «tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé», disait Dieu à saint Augustin. Jusqu’à ce que je comprenne, dans une paix au-delà du combat, qu’il y avait un Dieu plus grand que le monde, que ce Dieu s’était manifesté dans le Christ de mon enfance, que sa vie coulait pour ainsi dire dans mes veines, et qu’il me ferait traverser la mort (que je connaissais de près, par celle d’un de mes frères). Alors je me suis rendue, si l’on peut dire, et rendue tout entière à ce qu’il voulait pour moi, qui ne pouvait être que très bon. J’ai donc décidé, à 15 ans, d’être religieuse, dans une famille où personne ne l’était, et j’en ai averti fort décidément mes parents. La congrégation religieuse me paraissait un détail, elle était toute trouvée, dans les Sœurs de mon village – car si Dieu me voulait ailleurs, il me le montrerait ; ce qu’il n’a pas fait jusqu’ici. Le reste, à côté de ce choix de Dieu n’a été que péripéties.
Je passe sur ma formation d’institutrice primaire (1969), puis d’assistante sociale (1972) ; sur les métiers d’éducatrice sociale et de professeur de religion dans l’enseignement spécial que j’ai tour à tour exercés.
Comme il fallait bien faire un noviciat, même dans ces années folles, les supérieures m’ont envoyée pour un an en théologie ; j’y suis restée 11 ans, jusqu’au doctorat. Sur ces entrefaites, on m’avait nommé maîtresse des novices et plus tard, supérieure générale, puis membre du conseil. J’ai récemment accédé au poste suprême (!) d’archiviste de la congrégation. Pendant 35 ans, j’ai enseigné la théologie à la Faculté jésuite de Bruxelles (I.É.T.), tout en m’intéressant de près à la revue Vie(s) consacrée(s) que je dirige toujours – pour la seconde fois. J’ai aussi commencé les éditions Lessius, qui publient la crème de la théologie et de la philosophie dans le monde francophone.
J’ai trouvé dans l’Église catholique romaine un champ d’action exceptionnel parmi les femmes de ma génération (par trois fois, le Pape Jean-Paul II m’a nommée dans les instances de consultation les plus hautes du catholicisme) ; ce que je suis devenue n’était pas prévisible, sociologiquement ; quand la liberté humaine peut s’accorder, si peu que ce soit, à la providence divine, rien n’est à exclure. Maintenant que mon avenir est en quelque sorte derrière moi, il reste à m’habituer plus que jamais à cette Présence qui fait la joie de ma vie.